Ce mois-ci, nous avons eu le plaisir d'échanger avec Eléonore de Lusignan, UX Director chez PayFit. En ressort la description d'une organisation où chacun est autonome dans sa recherche, où le partage des apprentissages est généralisé, où données qualitatives et quantitatives se rejoignent, avec une attention particulière portée sur la qualité des données, sans pour autant sacrifier la rapidité d'exécution. Ca vous paraît utopique ? Lisez cette interview, et vous verrez que PayFit n'est pas loin d'y arriver !
Pour commencer, parle-nous un peu de ton parcours, et de comment tu es arrivée aujourd'hui au poste d'UX director chez PayFit.
Honnêtement, je pense que je n'aurais jamais imaginé, quand j'ai fait mes études, que j'allais me retrouver à designer des interfaces !
J'ai fait une école d'arts appliqués parce que j'étais hyper attirée par tout ce qui est créatif.
Pour la petite anecdote, j'ai fait l'école Rhodes Island School of Design, qui est l'école d'où sont sortis les deux fondateurs de AirBNB, dans la promo juste avant moi.
Pour s'orienter, le champ des possibles était énorme, et en fait je ne savais vraiment pas trop quoi choisir. Finalement, j'ai décidé de faire le programme de design industriel, parce que c'était connu dans mon école à l'époque comme étant le parcours de prédilection de ceux qui ne savaient pas trop ce qu'ils voulaient faire de leur vie !
Le programme de design industriel était très centré sur l'objet, et ce que qui m'intéressait le plus c'était de comprendre comment les personnes allaient se servir des objets qu'on allait concevoir. Pour autant, il n'y avait pas du tout de spécialisation, c'était hyper exploratoire. Tout le monde pouvait faire un peu ce qu'il voulait et expérimenter avec le design thinking, à plein de différents niveaux, sans que ce soit forcément dédié à un domaine ou un medium. Et ça se reflète bien dans la diversité qu'on voit dans les métiers que font les membres de ma promotion aujourd'hui, on fait tous des choses hyper différents : ça va de la grande consommation, au jouet, à l'entrepreneuriat, au design d'interaction et au design digital.
Et pour toi du coup, quel a été ton chemin de l'objet au digital ?
En sortie d'école, j'ai fait mes premières expériences professionnelles dans le packaging. En parallèle de ça, je participais à des conférences, notamment à Lift Conference. J'ai pu y rencontrer des entrepreneurs qui innovaient énormément dans le domaine du digital : ça a été ma révélation numérique, et j'ai eu envie de me former là dedans, en parallèle de mon travail en packaging.
A Paris j'ai découvert la communauté UX Paris, qui a été fondée par des personnes qui m'ont vachement inspirée : Sylvie Daumal, Claudio Vandi et Grandon Donovin. On avait un book club, des événements, des hackathons... Et c'est comme ça que j'ai appris : en découvrant les livres, en rencontrant des gens qui faisaient ça. C'est ce qui m'a permis de découvrir l'existence du métier d'UX designer.
A ce moment, c'était devenu assez décisif que je voulais vraiment sortir du monde du packaging et tenter ma chance en tant qu'UX designer. Du coup, j'ai démissionné et je me suis mise en freelance, puis j'ai trouvé un poste de chef de projet digital dans le luxe - en effet à l'époque il y avait peu de postes d'UX Designer pur, il y avait surtout des postes de chefs de projet digital avec une composante UX design.
Là bas j'ai découvert comment les choses se passent concrètement dans un projet digital : comment travailler avec des développeurs, comment tester, comment concevoir des interfaces, comment imaginer un service... En bref, comment fonctionnent les process de conception et le développement d'une expérience digitale de bout en bout.
Cette expérience m'a aussi confirmée que je voulais vraiment être UX designer et pas chef de projet. Au bout de deux ans, j'ai été contactée par Avanade pour être consultante UX chez eux. C'était mon premier poste d'UX design pur. J'y ai beaucoup appris sur le terrain, par la pratique, en expérimentant avec les méthodologies - pour moi, qui ne suis pas du tout académique, c'est hyper important d'apprendre en faisant ! Et ce qui était chouette, c'est qu'à partir du moment où j'arrivais à vendre le design et à convaincre mes clients d'appliquer ma méthodologie, alors j'avais carte blanche. C'était hyper agréable. Du coup, je me suis vraiment efforcée à bien travailler ma méthodologie. Et pour la première fois, j'ai pu mettre en application de la recherche utilisateur, là où avant je n'en faisais pas assez voire pas du tout !
D'ailleurs l'aspect recherche utilisateur était particulièrement important : souvent je devais adapter des produits et des solutions SAAS pour des clients, et pour ça il fallait comprendre les comportements des utilisateurs, leurs besoins, leurs workflows, et retranscrire tout ça dans leur leurs outils SAAS. Il y avait beaucoup de limitations techniques, du coup cette phase de cadrage et d'identification des besoins était primordiale ! Avec souvent un gros challenge international, car il fallait sur un même projet de transformation digitale s'adapter aux parcours spécifiques des utilisateurs de chaque pays.
Je suis partie au bout de trois ans pour rejoindre Sylvie Daumal chez We Digital Garden. C'est une personne que j'admire beaucoup, et quand l'opportunité de travailler avec elle s'est présentée, j'ai sauté dessus ! Travailler avec elle m'a vraiment permis de progresser sur tous les fronts en tant qu'UX designer, et sur des projets hyper libres et variés où il fallait souvent tout définir de zéro. C'est aussi là que j'ai découvert le Product Design comme on l'entend aujourd'hui, c'est-à-dire le fait de réfléchir à un service de bout en bout dans un canal digital spécifique. Par exemple j'ai travaillé plus d'un an pour Sodexo, pour faire une refonte complète de l'expérience d'employee benefits (avantages pour les employés). Il fallait concevoir et développer 3 applications webs et une application mobile pour 3 profils d'utilisateurs différents - employés, marchands et entreprise. Un vrai challenge B2B2C ! Ma seule frustration, c'était que j'étais trop éloignée des utilisateurs. C'était hyper dur d'obtenir des données, d'avoir le droit de les contacter - ça dépendait largement de la maturité du client, et c'était difficile à débloquer en tant que consultante. Tout prenait beaucoup de temps, il fallait beaucoup batailler.
Du coup pour moi la prochaine étape logique, c'était d'intégrer une entreprise, pour pouvoir me rapprocher des utilisateurs.
En même temps à ce moment Léa (VP design de PayFit), que j'ai rencontrée en travaillant ensemble pour l'association Hexagon UX, était en train de monter le Design Studio de PayFit. Nos échanges nous ont permis de voir que mon expérience correspondait parfaitement à ce qu'elle recherchait. C'est comme ça que j'ai rejoins PayFit en tant qu'UX Director, pour y diriger le Design Studio !
Explique-nous un peu le Design Studio de PayFit : comment il s'articule avec le reste de la boîte ?
Ce qu'il faut comprendre déjà c'est que PayFit est divisée en différentes Tribes et Squad, et que les designers (une quinzaine environ) sont dédiés à leur équipe produit, pour concevoir des features etc.
Le Design Studio, lui, est une entité indépendante et transverse qui est responsable de tous les besoins en design de l'équipe produit. Cela comprend trois besoins principaux.
Tout d'abord, nous sommes responsables du Design System. On le maintient, on l'enrichit pour qu'il apporte toujours plus de valeur aux utilisateurs, on fait en sorte qu'il soit scalable pour toutes les équipes produits, et on est aussi garant de la cohérence UX et graphique des éléments. Pour faire cela, on est constamment en veille auprès des équipes produits, et dès qu'on voit qu'il manque quelque chose ou qu'il y a de la friction dans l'usage du Design System, on priorise de nouvelles fonctionnalités et de nouveaux composants. Nous avons une équipe à plein temps dessus, avec trois développeurs et un designer.
Ensuite, nous sommes aussi garants de la qualité de l'expérience utilisateur, notamment en terme de localisation du produit. En effet, dans chaque pays où PayFit opère, il y a une équipe constituée d'ingénieurs devenue experts en calcul de paie, qui doivent adapter le produit à la législation et aux habitudes locales. La gestion de le paie ne se fait pas du tout de la même manière d'un pays à l'autre, et pour adapter les workflows et pouvoir les faire évoluer selon les changements dans les législations, on a créé notre propre language de code, le JetLang, spécialisé pour la paie, qui permet d'ajuster l'interface un peu comme si c'était un site Wordpress. Or comme ces équipes de localisation n'ont pas de designer et sont par conséquent moins autonomes sur la partie design que le reste des équipes produit, c'est hyper important qu'on soit là pour les aider, notamment sur la partie expérience utilisateur.
Le troisième point, c'est la recherche utilisateur, où on vient mettre en place des process et des pratiques pour faire en sorte que toute la connaissance utilisateur soit partagée à l'ensemble des équipes - qu'il s'agisse de données qualitatives ou quantitatives.
Tu mentionnes dans ton second point que vous épaulez les équipes de localisation pour assurer que l'expérience utilisateur soit bonne partout. Comment se passe cette collaboration ?
C'est quelque chose qui a été un gros challenge, notamment avec le COVID.
Je suis convaincue que la recherche utilisateur doit être le point de démarrage de n'importe quel projet de design : si je voulais que les ingénieurs comprennent les besoins de leurs clients, il fallait qu'ils fassent de la recherche utilisateur en premier lieu.
Pour ça, pour moi le meilleur moyen c'était de les former pour qu'ils la fassent eux-même, car je crois très fort en l'apprentissage par la pratique. On a démarré par une formation de deux jours avec une sélection d'ingénieurs, ce qui a permis de planter des graines. Certaines ont pris plus que d'autres, en fonction de leur niveau de maturité : l'équipe UK par exemple a été hyper sensible à la démarche et a mis pas mal de choses en place, avec l'aide du Design Studio. Grâce à cela, le produit a pu évoluer et progresser dans le bon sens, et les résultats qu'ils ont obtenu ont engendré une prise de conscience chez les autres équipes, qui se sont mises à répliquer la démarche.
En conséquence, le Design Studio s'est impliqué de plus en plus dans les différentes équipes, ce qui nous a permis d'itérer sur notre manière d'interagir avec les pays. C'est parti d'une formation, puis c'est passé à du coaching, puis à des design reviews ponctuelles etc. Depuis on a mis en place différentes choses, comme par exemple répartir les différents pays entre les quatre designers du Design Studio, pour qu'ils aient un interlocuteur privilégié qui peut leur faire des retours sur leurs méthodologies de recherche ou sur l'UX, et pour faire des design reviews avec eux au moins toutes les deux semaines.
Finalement, j'ai l'impression que tout passe par la recherche utilisateur ! Avec pour idée d'apprendre aux équipes locales à faire de la recherche localement. Mais sinon, comment ça se passe de manière générale chez PayFit ? Tu le mentionnes comme étant aussi un des besoins transverses de la boîte.
Oui, parce qu'on a vu que la recherche utilisateur, c'était vraiment le levier qui manquait dans les pays ! D'ailleurs on a pourvu un poste d'UX researcher pour la France, qui a été pris par Mathilde Gauthier. Et ensemble on a mis en place beaucoup de process !
Au niveau global de la boîte par exemple, aujourd'hui ce n'est plus du tout un secret qu'il faut faire de la recherche utilisateur, et tout le monde sait qu'avant toute initiative il faut aller parler aux clients. On les pousse aussi en amont à bien analyser les données existantes.
Il y a une grosse culture de la donnée chez PayFit, donc on a toujours plein d'information. Il y a bien sûr les données d'utilisation de l'app et des features, mais aussi, toutes les données recueillies au support et par les sales, qui sont centralisées, catégorisées et accessibles à tous. C'est une source hyper importante d'enseignements qualitatifs et quantitatifs, et dès qu'il y a un nouveau chantier, nous allons conseiller de d'abord étudier cette donnée.
Ca nous permet à la fois de mesurer l'impact des sujets par rapport à nos priorités business - nos deux métriques principales étant le revenu et la marge de croissance - mais aussi à être le plus pertinent possible quand il s'agit d'aller interroger les clients, et ainsi faire gagner du temps à tout le monde. Par exemple, si l'idée est d'organiser des entretiens utilisateurs, on va conseiller les équipes de bien analyser la donnée en amont pour être hyper précis sur leurs objectifs et sur leurs hypothèses de recherche - et donc avoir un guide de terrain très ciblé. Cela permet aussi d'identifier les clients qu'il serait les plus pertinents de contacter.
Quelle est du coup la vision de PayFit pour le futur de la User Research ? Ce que je vois, c'est que c'est déjà très bien imbriqué, avec la data, avec le produit, avec la localisation. C'est quoi l'étape d'après ? Qu'est ce que tu voudrais pousser encore un peu plus?
Autant sur la partie data, on a plein de manière d'automatiser, autant sur la recherche qualitative, notre vision, c'est de trouver tous les moyens pour qu'on puisse automatiser cela et gagner du temps.
Pour aller dans ce sens, le premier axe sur lequel on a travaillé a été le traitement des informations récoltées en recherche utilisateur. On a implémenté pour cela Dovetail - un outil dans lequel on peut retranscrire les interviews avec un utilisateur, tagger et catégoriser ce qui a été dit, et en déduire des tendances. C'était un peu un pari avec Mathilde : comme on a beaucoup de personnes qui font eux mêmes leurs recherches, on n'était pas sûres que l'outil allait vraiment leur faire gagner du temps. Nous en tant que researcher on en voyait la valeur, mais on voulait leur laisser tester l'outil directement. Et ça a été un pari gagné : grâce à Dovetail, analyser des prises de notes et en ressortir des apprentissages est tellement plus rapide ! En plus, ça nous a permis de créer une sorte de base de connaissances sur le client, qui complète la base de connaissances qu'on a niveau data que j'ai déjà mentionnée.
C'est hyper puissant : tout le monde a accès à Dovetail, et peut capitaliser sur les apprentissages des autres. Moi, par exemple, je suis en train de faire de la recherche utilisateur sur un parcours en particulier. Je n'ai encore fait aucun entretien aujourd'hui. Je viens de voir qu'une de mes collègues avait fait de la recherche sur autre chose, et mon mot clé est remonté avec les clients 86 fois. J'ai déjà 86 verbatims que je dois traiter ! C'est absolument génial.
Après il se trouve que maintenant les données sont un peu dispersées entre ces deux bases, il va falloir trouver un moyen de centraliser tout cela mieux, même si je pense qu'on n'y est pas encore. Mais déjà, je voudrais avoir toute l'intelligence client qualitative dans un même endroit. Et après, il y a plein d'options d'automatisation et d'intégration dans Dovetail dont on pourra tirer partie.
Bon, je parle beaucoup de Dovetail, mais ce n'est qu'un outil. L'essentiel c'est les process et la méthodologie, avec comme objectif derrière de gagner toujours plus de temps et d'avoir des données toujours de meilleur qualité. En fait, je pars du principe que pour faire de la bonne recherche utilisateur, il faut de la préparation, et la question du coup c'est : comment on fait pour que ce temps de préparation soit le plus fluide possible ? Il faut que ce soit limpide et facile, pour que derrière les personnes puissent se concentrer sur spécifiquement ce qu'il leur manque, ce qu'ils ont envie d'apprendre. La recherche, c'est vraiment une combinaison des choses pour que quand on va parler aux utilisateurs, on est sûr de ne pas perdre son temps.
C'est pour ça qu'il faut que la donnée soit partagée, afin que tout le monde puisse se nourrir organiquement de l'intelligence collective. Un autre enjeu majeur aussi, c'est la manière de classer les informations.
C'est un vrai challenge, parce que, contrairement à un site vitrine pour faire de l'acquisition ou un site e-commerce qui va avoir des plans de taggage hyper simples à mettre en oeuvre, sur un produit SAAS c'est assez compliqué. Aujourd'hui, on est en pleine investigation avec plusieurs ingénieurs : c'est quoi la meilleure manière de traquer notre produit? Et d'avoir plus de visibilité sur ce que font nos clients ? Avoir des données hyper précises de ce que font nos utilisateurs à tout moment, c'est aussi ce qui aide à rester rationnel et à éliminer certains biais. Il ne faut pas croire quand on va voir un utilisateur qu'il connaît le produit par coeur, ou qu'il a déjà tout essayé une fois !
Tout est complémentaire, et il n'y a jamais qu'une seule façon de faire. Il y a toujours des alternatives, et il faut savoir diversifier ses méthodes et ses sources de recherche. C'est la combinaison des choses qui fait la richesse de ce qu'on apprend.
Tout ce que tu dis est passionnant ! Et du coup, avec le recul, quel serait ton conseil pour quelqu'un en début de carrière en UX ?
J'insisterais vraiment sur apprendre en faisant, essayer au plus vite possible, mettre en application rapidement. 70% de notre façon d'apprendre, c'est sur le terrain. Il faut vraiment oser expérimenter tout de suite.
Et aussi, surtout, de s'entourer de gens qui vous inspirent énormément, et suivre de près les personnes qui sont au top de la discipline. Quand j'ai démarré en tant que UX designer, j'ai consommé un maximum d'événements, de livres, d'activités, de networking... Aujourd'hui je vois Mathilde le faire en tant que user researcher, et c'est indispensable pour sa progression car elle est seule sur son poste aujourd'hui chez PayFit ! Et j'en vois clairement les fruits, parce qu'elle a apporté énormément de choses dans l'entreprise grâce à ce qu'elle a expérimenté après l'avoir découvert dans sa veille.