Après une première interview consacrée à la start-up Evaneos, nous nous sommes intéressés à la façon dont l’UX Design était intégré cette fois-ci dans des grands groupes. Nous avons rencontré Solène Saguez, Manager UX chez Bouygues Telecom, l’un des plus grands opérateurs de téléphonie française et comptant aujourd’hui plus de 8000 employés. Ses produits digitaux sont nombreux, son marché est rapide et concurrentiel. Solène nous raconte les challenges quotidiens de son équipe UX/UI dans cet environnement.
Commençons par détailler un peu ton parcours et comprendre comment tu es arrivée à ton poste actuel de Manager UX.
J’ai commencé par une école d’arts graphiques suivie d’un BTS communication visuelle, tous deux orientés print puis une license d’arts appliqués.
Ensuite, je me suis lancée en freelance et très vite je me suis rendue compte que je n’arrivais pas à accompagner mes clients de bout en bout, particulièrement dans le digital. Donc un an après, j’ai repris un Master Direction Artistique Numérique pour apprendre toutes les notions du web et les principes du design appliqués au digital.
Une initiation d’une semaine à l’UX Design m’a donné une explication sur le pourquoi on fait les choses. Quand on est en école d’art on parle surtout de parti pris. Ici, on me proposait un nouveau regard sur le design. J’ai voulu creuser le sujet : j’ai suivi une formation “UX Design” accélérée de deux semaines aux Gobelins, mêlant théorie et pratique. Ça m’a ouvert un champ des possibles sur la créativité. On l’abordait d’une autre manière : on répondait réellement à des problématiques d’individus.
Dès la fin de cette formation, j’ai rejoint UX Republic, pour deux ans très formateurs. Je suis rentrée dans le dur du sujet, dans l’application des méthodologies : chaque client avait ses problématiques, son niveau de maturité, son support (site web, logiciel, interface), son secteur. Tu expérimentes plein de méthodologies, tu t’adaptes. Ca te permet de comprendre très vite que l’UX n’est pas simplement une méthodologie mais bel et bien une palette d’outils. La méthode est en fond, tes outils viennent articuler tout ça et tu t'adaptes en fonction de la situation.
Puis je suis entrée à la Creative Factory, une toute nouvelle offre UX développée par Mobiapps, que j’ai eu envie de rejoindre et faire grandir. J’étais la première UX à les rejoindre ! Mobiapps m’a envoyée en tant que consultante chez Bouygues Telecom où j’ai assuré une mission UX pendant presque un an. Au départ de ma cliente, j’ai repris son poste de Manager en interne.
Aujourd’hui chez Bouygues, j’ai fait grandir le pôle et gère une équipe d’UX/UI (11 personnes). Chaque designer UX/UI est dédié à un univers de l’expérience (vente, espace client, application mobile, B2B, animation commerciale, …).
Quel a été ton plus gros challenge récent et comment t’en es-tu sortie ?
Récemment, on a eu (et on a toujours !) un énorme challenge sur l’agilité des équipes, qui a vu le jour à cause de deux grandes problématiques.
D’une part, nos projets étaient en cycle en V. Le chef de projet échangeait avec chaque métier (designer, développeur ou autre) et faisait des allers-retours entre les uns et les autres. Le processus était très long, les UX Designers ne voyaient jamais aboutir leur sujet ou ne comprenaient pas pourquoi on leur demandait certaines choses, les blocages techniques généraient de la déception. L’équipe UX/UI était une entité à part : dès qu’il y avait un besoin, je réceptionnais le brief du chef de projet - quel que soit le parcours - et le répartissais aux designers correspondants, en les accompagnant sur le sujet. L’équipe manquait d’autonomie et il était difficile de positionner notre méthodologie dans ce contexte. C’était très frustrant au quotidien pour tout le monde.
D'autres part, Bouygues Telecom a aussi pris conscience de l’intérêt l’agilité pour gagner en efficacité et en rapidité sur le marché. Notre secteur d’activité est réactif, nos produits doivent avancer rapidement et répondre aux besoins de nos utilisateurs.
Donc il y a eu cette réflexion sur le déploiement de l’agilité chez Bouygues Telecom qui a mis quelques mois à se mettre en place. Il y a eu des ateliers, les équipes ont été intégrées à la réflexion. De là est venu le découpage en features teams (NDLR : équipe dédiée au développement d’une fonctionnalité et regroupant toutes les disciplines nécessaires, en mode projet). Chaque feature team est pluridisciplinaire, avec 2-3 développeurs, un UX/UI intégré, un PO, un web analyst, un proxy PO. Actuellement, 3 nouvelles features teams ont vu le jour, ce qui nous amène à une dizaine de features teams aujourd'hui - d'autres feature teams existaient déjà dont une sur l'application mobile. La volonté c’est que l’entièreté des équipes produit passent en agile d’ici la fin de l’année 2020. J’ai fait le pari de mettre les UX directement dans les équipes pour qu’ils soient physiquement avec les PO et développeurs, au plus proche des problématiques et du produit.
Pour l’instant, aucun regret : on se rend compte qu’il y a beaucoup plus de communication avec les développeurs, moins de frustration et plus de cohésion. Et surtout un sentiment de responsabilité sur son sujet. Avant, les UX Designers recevaient un sujet, ils le livraient et c’était fini. Maintenant, nous pouvons parler de Product Designer, avec une vraie implication dans le parcours, dans l’expérience proposée. Chacun a son rôle à jouer dans l’amélioration de l’expérience utilisateur.
De mon côté, mon propre rôle évolue vis à vis des UX Designers. Chaque feature team est complètement autonome et responsable de son parcours. Je suis moins présente sur la partie production, je n’interviens plus pour leur dire sur quel sujet ils vont travailler demain. J’agis en support et en vision 360, pour mettre en place la bonne méthodologie UX dans ce nouveau rythme agile et leur permettre de travailler en autonomie sur leur périmètre et en cohérence sur leur produit.
Quels sont les autres challenges à venir pour ton équipe UX/UI ?
Il y a plein d'autres challenges bien sûr. Aujourd’hui, on fait beaucoup de recherche utilisateur mais j’ai le sentiment qu’on pourrait faire encore plus et encore mieux :
Encore plus car on n’est pas dans un rythme assez itératif. Notre recherche utilisateur est systématique, mais sur des phases longues uniquement (quelques semaines). La recherche n'est elle même pas encore assez agile. Il y a le réflexe de tester, mais ce serait mentir que de dire qu’on voit nos utilisateurs tous les deux ou trois jours. J’aimerais qu’on alterne avec des phases plus courtes, pour que la moindre fonctionnalité soit testée. Que la recherche utilisateur soit plus rythmée et “parallélisée” (avec des phases de recherche profonde et des phases de recherche courtes et ciblées). Ca pour moi, c’est un challenge !
Encore mieux car il faut qu’on réintroduise le présentiel. On a démarré la recherche utilisateur par le guerilla testing. C’est ce qui a permis l'introduction de la recherche et la compréhension de sa nécessité dans nos sujets. Aujourd’hui, les tests à distance ont un peu pris le dessus (NDLR : Solène parle de tests non modérés où le participant réalise des tâches désignées quand il le souhaite). Même si ça nous apporte beaucoup d’informations et que c’est presque un confort de lancer son test et revenir le lundi avec les résultats, ça reste très factuel. En présentiel, on ressent les émotions, on a une plus grande sensibilité. C’est impossible de pallier le ressenti que l’on a auprès d’une personne qui est gênée, dans un doute ou dans un moment de joie. C’est presque inexplicable, il y a une forme d’énergie qui est là dans le moment d’échange avec l’utilisateur.
Les deux approches sont complémentaires. C’est cet échange humain qu’on doit réintroduire.
Quelle serait ta définition de l’UX dans ton travail ?
Pour moi l’UX Design c’est la manière dont on va réussir à capter au plus près ce dont ont véritablement besoin les gens et surtout comment ils fonctionnent. C’est la clé des solutions (car il ne peut pas y en avoir qu’une !) que l’on crée ensuite.
À partir du moment où on comprend les mécanismes, on peut à la fois catégoriser les gens (pour répondre à un plus grand nombre), mais également avoir un niveau de subtilité et de richesse pour chacun d’eux. Si on parvient à être assez proches des gens pour comprendre réellement comment ils agissent, comment ils pensent, et ce dont ils ont besoin d’un contexte donné, on a les bonnes clés pour ouvrir les bonnes portes.
C’est ça pour moi l’UX Design, même si cette définition est très large. Ça englobe beaucoup de choses, j’ai presque envie de dire qu’il y a une part d’abstraction, c’est-à-dire d’empathie, dans ce qu’on fait. Au delà de la méthodologie, il s'agit d'outils et d'intelligence émotionnelle pour nous permettre de comprendre et d'apporter les bonnes solutions.
C’est une question qui n’est pas facile du tout. Chacun a sa propre définition. Je le vois même au sein de mon équipe de designers. Et c'est pour cela que la définition doit rester assez large pour continuer à englober un spectre de compétences et de connaissances toutes bénéfiques à ce que l'on fait.
Nous essayons dans notre quotidien, auprès des métiers et autres directions, d'insuffler des méthodes, de faire se poser les bonnes questions ou encore de s'appuyer sur de la recherche pour valider/invalider nos hypothèses. On se raccroche beaucoup aux tests pour éviter des débats sans fin.
Dans un secteur d'activité où le business est très fort, l'équipe UX essaye de conserver toute la bienveillance et l'éthique nécessaire à l'égard de nos utilisateurs sinon très vite arrive le détournement des biais cognitifs pour parvenir à nos fins... (NDLR : par exemple, en utilisant des dark patterns, voir notre article de blog à ce sujet). L'empathie et la connaissance de nos personas doivent nous permettre de répondre de la bonne manière.
Avec le recul, quel conseil te donnerais-tu en début de carrière ?
Je me dirai probablement de ne pas mettre de rigidité dans l’application des méthodes. Pour débloquer des situations, mieux vaut utiliser son intelligence émotionnelle et l’intelligence collective des gens, tout en étant flexible pour s’adapter à la situation. Restez ouverts, écoutez et observez beaucoup, ça ne sert à rien de s’enfermer dans une méthode.
Je pense que ça vient aussi avec la maturité. C’est une étape obligée que de vouloir absolument appliquer une méthode au début de sa carrière mais il ne faut pas avoir peur de s’en écarter un peu une fois les bases intégrées, du moment que les outils qu’on utilise pour avancer sont bons.
Aussi, il ne faut pas oublier une chose : tu es là pour créer des solutions pour des humains mais tu travailles avec d’autres humains. Et travailler avec d’autres humains c’est travailler avec d’autres problématiques. Toi, tu veux faire avancer les choses en pensant à tes utilisateurs mais tu vas quand même devoir comprendre les problématiques de tes collègues qui ont tous leur propres objectifs aussi, pas toujours alignés avec ceux de tes utilisateurs. Je pense que cette différence entre la réalité du terrain et le sens que l’on veut donner à ce que l’on fait va créer chez une génération d’UX Designers une forme de frustration.